Atelier d'écriture·Ecrire

L’atelier d’écriture n°431 de Bricabook

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© Liam Seskis

Je suis fatigué. Tu as remarqué comment tout est plus compliqué quand on est fatigué ?

Je sais qu’il faudrait que je l’appelle. Je le ferai demain, demain c’est bien. Il y a une cabine à la fac. Elle est souvent libre, contrairement aux téléphones du hall de la cité universitaire. L’autre jour, j’ai essayé d’attendre un peu là-bas, mais une fille était installée, des chaussons aux pieds, en peignoir. On l’avait sûrement rappelée. Aucune carte ne tient aussi longtemps. J’ai regardé cette fille, elle avait l’air cool, et heureuse. J’ai pris le temps de l’envier, d’envier sa décontraction, de pester contre son égoïsme aussi, et puis je suis remonté dans ma chambre.
Je me suis dit que si elle avait voulu qu’on se téléphone avant elle aurait fait un effort, celui de joindre le concierge, qui répercute les appels dans les étages. C’est plus confortable pour tout le monde. Pas pour elle visiblement. Les autres parents le font.

Je ne sais pas combien il me reste d’unités… Tu ne trouves pas qu’il n’y a rien de pire que quand l’autre décroche et que son allo au bout du fil déclenche dans un tintement la chute d’au moins la moitié du stock ? J’ai l’impression de décéder un peu. A chaque fois.
Et bien sûr, elle ne me rappelle jamais. Elle m’invite à acheter une autre carte. Elle abrège la conversation. Il ne faudrait pas que ça lui coûte. Tu parles.

Quand je lui avais annoncé il y a quelques mois qu’on me virait de mon appartement et qu’il me fallait trouver un nouveau logement, rapidement, j’étais descendu et j’avais marché longtemps avant de trouver un téléphone. Sa froideur au bout du fil, son désintérêt pour mon sort, et le métal froid sous mes doigts je m’en souviens encore. Heureusement, on m’avait dégoté cette chambre de neuf mètres carrés, dans laquelle je me sens étrangement bien maintenant, protégé. 

La semaine dernière, il a fallu prévenir, tu y tenais. Je l’ai fait de cette fameuse cabine, à la fac. Je voulais lui dire que j’avais rencontré quelqu’un, et qu’elle viendrait peut-être parfois chez nous. Je voulais lui parler de toi. Franchement, je m’attendais à quoi ?

Un texte rédigé dans le cadre de l’atelier d’écriture d’Alexandra K – Une photo, quelques mots
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Atelier d'écriture·Ecrire

L’atelier d’écriture n°430 de Bricabook

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© Fred Hedin

Dans mon village, l’ancien charcutier est devenu un industriel, et vend maintenant des pizzas, et ces sandwichs triangles que l’on retrouve sur des airs d’autoroutes, vous voyez.
Dans mon village, la devanture de son ancien établissement, là où « tout a commencé » est restée longtemps inchangée, dans son jus, mais fermée, le rideau tiré. Elle nous montrait à tous combien tout le monde pouvait sortir « de sa condition » à condition (justement) d’en vouloir un peu. L’image même du « quand on veut on peut ». On pouvait voir d’où il était parti, et à quelques kilomètres à peine plus loin, où il en était arrivé. Le petit local impressionnait face aux bâtiments imposants construits depuis. Mais il rendait le bourg un peu triste.
Heureusement, le boucher avait continué son activité, lui, et ses steaks hachés étaient restés immuables.
Dans mon village, personne d’autre n’avait vraiment pu, pu autant. Tout le monde s’était mis à travailler pour « celui qui avait pu », avait monté son entreprise de pizzas, et s’était même converti dans les plats asiatiques, les salades et tout un tas de mets à priori comestibles, qui finissaient tous par avoir bizarrement le même goût.
On se taisait sur les horaires décalées, la fatigue du corps, le froid. On pouvait même dorénavant construire des maisons « qui en jetaient » grâce aux primes, l’avenir était assuré. Les enfants restaient dans le coin, n’avaient pas besoin de faire de grandes études pour mettre des olives sur une chaîne de production, que demander de plus, pourquoi en espérer moins.
Lorsque la nouvelle est tombée, ce recul du départ de l’âge de la retraite, combien de ceux qui ont dépassé la cinquantaine aujourd’hui se sont rappelés à quel point on leur avait vendu du rêve, enfant, en leur présentant leur première pizza. Elle ne venait pas d’Italie, elle avait un goût de pain, de lardons trop cuits et de tomate. Son aspect était un peu grossier et sa sauce nous brûlait systématiquement le palais.
Mais en manger était cool. Et en acheter aussi. Comme si participer à ce progrès là, à ce sentiment de privilège absurde, n’allait pas enchaîner les corps et des familles entières à « l’entreprise », et ce pendant des années, et ce encore longtemps. Bien plus longtemps qu’ils ne l’avaient jusque-là imaginé.

Un texte rédigé dans le cadre de l’atelier d’écriture d’Alexandra K – Une photo, quelques mots
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Atelier d'écriture·Ecrire

L’atelier d’écriture n°428 de Bricabook

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Tu aurais préféré qu’on t’admire moins, avais-tu soupiré en étirant vers le haut tes bras maigres.
L’admiration n’a rien à voir avec l’amour.
Tu aurais préféré qu’on t’aime.
L’amour tient chaud lui.
Arrête de faire ton cinéma, avais-je répliqué. Les gens t’aiment, ils ne savent peut-être pas comment te le dire mieux, c’est tout.
Ils peuvent le dire avec des sentiments. Ils peuvent le dire avec du temps, ils peuvent le dire avec tout ce qui ne coûte rien. Et tu avais pointé un doigt accusateur vers moi.
Les fleurs, les cadeaux, tu en as plein ta loge, chaque soir. Et des mots.
Je t’admire tant.
Mais quand tu franchis la porte du théâtre, le soir, personne ne t’attend.
Quand est donc venue la distance ? Elle a sans doute été toujours là. 
Quand tu lisais trop. Quand on te disait mutique, réservée.
Celle-ci, elle n’ouvre jamais la bouche pour rien.
Et tes oncles et tantes qui acquiesçaient, comme si tu étais sourde, également.
Quand tu as pris la parole seulement quand tu étais sûre de toi, donc.
Avec le théâtre et le cinéma.
Quoi de mieux que les mots des autres pour éviter de sortir des âneries ?

Tu aurais aimé qu’on t’admire moins, qu’on te demande comment tu vas, si quand tu es sur scène la figure du désespoir ne s’inscrit pas un peu trop en toi sur toi, si tu tiens le coup, si tu préfères peut-être la douceur de la caméra, si tu es amoureuse, heureuse, si tu ne fais pas tout ça pour fuir la tombée du jour, si tu veux du chocolat ou si tu préfères le thé, si tu as envie de sortir demain ou un autre jour et on pourrait se taire ensemble, si tu voudrais que le printemps arrive ou si tu préfères l’été, et dans quel pays exactement sans mentir cette fois-ci tu as puisé ton énergie et ta clarté dis moi.
Tu aurais aimé qu’on cherche à vraiment te connaître et qu’on t’aime encore, après.

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L’atelier d’écriture n°427 de Bricabook

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© Fred Hedin

Tu aimerais recevoir de bonnes nouvelles. Ça changerait. 
Tu aimerais qu’autour de toi on arrête de geindre. Ça t’arrangerait.
Tu aimerais qu’enfin la poisse cesse. Disparaisse. Change de tribu. Aille voir ailleurs. File sur l’asphalte, sur sa trottinette, et aille se fracasser la tête la première dans le poteau là-bas. Parce qu’elle n’avait qu’à faire attention tant pis.
Tu aimerais qu’on arrête avec la culpabilité. Est-ce que tu les sors toi les dossiers ?
Tu aimerais qu’on te rende la pareille. Qu’on te demande comment ça va depuis le temps. 
Mais les gens sont les gens. Et puis, peu importe, que pourraient-ils faire ?
Tu ne sais plus à quel Saint te vouer. Tu regrettes presque de ne plus croire en rien depuis longtemps. La rationalité n’envoie pas de petites fées pour tout arranger. Elle devrait.
Tu écris, chaque jour, des gratitudes, pour faire entrer le soleil. Il revient d’ailleurs souvent, celui-là, sur ta page. Lui, et la voix de ton fils qui chante dans sa chambre. Tu mets alors ta main sur ton coeur et c’est de l’avidité que tu ressens. Le désir que ce moment se prolonge, envahisse tout, rayonne. Explose presque.
Tu as remis en route ce qui fonctionne quand l’angoisse remonte à la surface, quand les volets se ferment et que la nuit semble avoir tout envahi. Constat d’échec que tu remâches avec amertume. Et l’impression d’être un hamster qui tourne en rond dans sa cage, cherchant la sortie. Ou une solution.
Tu avais toujours su en trouver, avant. Et espérer. L’espoir, c’est d’ailleurs tout ce qu’il te reste, avec la colère.

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L’atelier d’écriture n°425 de Bricabook

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© Fred Hedin

Tu fumes ?
Oui, tu vois.
Cela ne te ressemble pas.

Elle te fit rire sa réflexion. 
Comme si, bien sûr, rester sagement dans sa case, dans l’image que l’autre avait de soi, était la seule chose à faire. Si elle savait. A quel point sur la marelle de l’existence tu sautais sans cesse, depuis longtemps. Est-ce qu’il ne fallait pas tout essayer ? Brûler sa vie ?
Hier, dans une émission, quelqu’un avait parlé du silence, de celui qui accompagne en général le harcèlement au collège. Le silence de ceux qui observent. Le silence de l’enfant.
Mais ils n’avaient pas parlé de l’immobilité. Des places assignées.
Et cela t’avait ramené subitement dans la cour de ton collège, en troisième E. A la sonnerie de la récréation qui avait un goût de poison. A ta solitude à côté des toilettes pour filles. Au long tunnel de la pause méridienne. A cette fille qui avait monté tout le monde contre toi. Parce que c’était drôle, et que tu étais dans ton rôle, faite pour ça. 
A quel point te ressemblais-tu, à ce moment là ? A quel point étais-tu crédible ? Aurait-il donc fallu jouer à ce jeu là toute ta vie ? 
Et puis, tu t’étais rappelée soudain un regard, celui de ton professeur de français. Les récréations étant un calvaire, tu étais toujours la première en rang, sous ses yeux. Des yeux qui disaient je te vois, je vois, ça va aller tu verras. Qui t’encourageaient à tenir le coup. Qui te tenaient. Malgré le silence. Malgré les larmes qui perlaient parfois. Les regards alors détournés, gênés.
Cette graine là, puis celle d’Antigone, plus tard, qui avait tout décidé. Ces mots, qui avaient ouvert une porte en toi.
Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi.

Se ressembler, soudain la chose à fuir. Fumer, la moindre de tes transgressions.

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L’atelier d’écriture n°424 de Bricabook

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© Fred Hedin

Aller de l’avant. Avancer. Tu ne voulais que cela. Mais tes pieds refusaient ce que ta tête commandait. A qui appartenaient donc tes désirs ? Ta vie ? Des chansons tournaient en boucle dans ta tête, des chansons venues toutes droit de Tik Tok. Ton abrutissement à toi. Ta dose journalière. La vie des autres. En quelques secondes à peine. Des vérités assénées. Des danses. Des chats. Des bébés qui s’endormaient.
Et toi, perdue au milieu de cette effervescence. A chercher un sens.
Elle t’avait raconté comment elle marchait la nuit, comment c’était de rentrer tard le soir, la fête et le khôl qui coulait sous les yeux. A ton âge. Elle t’avait raconté sa jeunesse à elle, sans téléphone portable ni écran. Elle s’était tue sur ce qui était moins bien, que tu avais deviné. Tu avais voulu retenir le courage, l’indépendance et les livres. Et puis, la pluie sur les rues pavées. Tu remarquais parfois son sourire quand elle évoquait des escapades entre copines, le shopping, le train. Et puis les couloirs de la fac. Tu sentais qu’il y avait eu des blessures, de celles qui laissent des traces, de celles qui envoient sur le front, vers l’ennemi. Elle était parfois loin, avec l’air de vouloir que tu sois meilleure, plus forte, plus vaillante, une tigresse. 
Mais tu ne savais pas être ce genre de femme. Répondre à l’attente. Tu ne ressentais que l’effroi du devenir. Cette satanée peur.
Hier, tu l’avais cherchée dans la librairie dans laquelle tu rôdes parfois. Tu sais qu’elle aurait aimé être là, y travailler. Sa place à elle. Le métier qu’elle faisait autrefois. Tu cumulais les codes qu’elle t’avait donné, ses sources de bonheur. Mais où étaient les tiens ? S’étaient-ils noyés ?
Elle aurait voulu que tu te déploies, que tu ouvres tes ailes, que tu prennes la joie. Mais tu avais fait tien ses silences et sa détresse. Mauvaise pioche. Pioche amère qui engluaient maintenant tes pas, et que tu lui reprochais avec une constance butée.
Pourtant, quand la nuit enveloppait ton appartement, comme ce soir, tu savais que quelque part, à quelques encablures de là, elle t’aimait. Elle t’aimait comme la jeune fille qui marchait sur les rues pavées, tard le soir, le khôl coulant sur ses joues et le coeur un peu vide.

Un texte rédigé dans le cadre de l’atelier d’écriture d’Alexandra K – Une photo, quelques mots
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